
La Terre et les Hommes
Pour celui qui cultive sa vie intérieure, il lui faudra un jour, rendre les armes qu’il utilise pour exister dans la lutte pour la vie : la passion, la compassion, l’amour, le goût de l’absolu et de la vérité universelle, c’est à dire celle de la beauté, de la poésie et de cette attirance vers la lumière. Il lui faudra rendre ces trésors avec l’espoir de transmettre un patrimoine moral et spirituel et la conscience d’avoir perpétué une tradition avec ses valeurs dans une manière d’être et de penser le monde. Cela Saint Exupéry l’a réussi complètement.
Avec cet héritage nous pouvons continuer le combat dans l’obscurité d’une époque qui traverse des périodes de grandes turbulences et aujourd’hui plus que jamais avec l’attaque du COVID19 sur nos bases les plus retranchées.
A l’origine, nous aurions pu croire que nous avions découvert une nouvelle planète pas très loin de la B612. Malheureusement, nous avons vite déchanté puisque c’était le nom d’un voyageur clandestin dangereux venu de Chine avec les flux des marchandises et des hommes pour nous contaminer et nous couper le souffle…
L’histoire nous a rattrapé car nous pensions que nous étions à l’abri des tragédies et des malheurs qui ont frappé l’humanité pendant des siècles. Ce Covid19 nous contraint à affronter la mort que nous avions enterrée depuis longtemps pour nous sentir éternels au mépris de l’éternité, et mieux jouir ainsi sans réserve des biens matériels, remettant à plus tard la gravité d’affronter notre condition d’homme.
Ce virus nous a surpris au bord du néant, dans un vide spirituel et métaphysique, occupés à des activités futiles qui usaient nos forces dans des courses effrénées à la rentabilité. Nous servions tous le même Dieu pour gagner notre vie sans nous rendre compte que nous la perdions dans une organisation économique à bout de souffle avec des politiques qui ne tenaient plus leurs promesses et des institutions coûteuses gravement inefficaces.
Disons-le franchement, nous avions trahi notre idéal et désaimanté nos vies pour nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir dans une mondialisation incontrôlée à la recherche du toujours moins cher qui a fini par nous coûter une fortune après nous avoir coûté nos emplois, notre industrie et notre i dépendance médicale.
Ainsi, c’est avec nos faibles forces et le poids d’un endettement colossal que nous devons affronter une crise sanitaire et pour les mois qui viennent, une crise économique dont nous sommes incapables de mesurer l’ampleur et les conséquences.
A ces deux crises, s’ajoute une crise existentielle qui remet en cause le cycle chronométré de nos consommations dans un contexte de changement climatique et de flux migratoires. Il va falloir ouvrir nos esprits confinés pour trouver un nouvel essor à notre civilisation, combattre nos égoïsmes sans chercher des boucs émissaires et prendre conscience que l’interdépendance ne peut être viable sans solidarité.
Il va falloir répondre, non à la segmentation de nos besoins ravagés par l’hyper spécialisation des savoirs et des sciences mais dans une approche holistique, réussir l’accomplissement de nos aspirations. Faire de l’humain avec du capital et non du capital avec de l’humain en remettant en cause nos modes de vie qui consistaient à produire pour consommer et consommer pour produire.
Il va nous falloir comprendre avec nos dirigeants que la bureaucratie et le contrôle coûtent plus cher et sont moins efficients que la responsabilité et l’appel à la force d’âme qui est plus créatrice et plus mobilisatrice que la raison froide. Et ceci pour la simple raison que nous ne pouvons vaincre nos peurs, nos détresses la pour affronter l’inattendu, l’inconnu, l’imprévisible sans ce supplément d’âme, sans l’exercice de la responsabilité, sans la pratique de la solidarité.
Retrouver le sens des choses, de la vie, de la mort pour éviter l’effondrement de soi-même et remettre ainsi de l’ordre dans son cœur pour remettre de l’ordre dans sa vie.
Nous avions réussi – par notre inconséquence – à faire fâcher les étoiles entre elles pour en faire ‘’la guerre des étoiles ‘’et dérégler le climat et l’harmonie entre les hommes. Peuvent-elles, ces étoiles, redevenir, aujourd’hui des guides pour l’homme alors qu’il se détourne de la nature, et donc de lui ? Et donc le réorienter pour reprendre sa marche à l’étoile avec ferveur, sous un ciel apaisé car nous avons besoin de poésie et de guides.
Antoine de Saint Exupéry peut-il nous réarmer l’esprit et nous inciter à nous transformer pour devenir ? A t-il toujours quelque chose à nous révéler ? Peut-il nous aider à retrouver l’esprit pionnier quand il s’agit pour nous de nous réinventer et de tracer de nouvelles lignes dans les consciences ? Peut-il nous transmettre cet impérissable désir de bâtir les âmes? Le véritable héros n’est-il pas celui qui va au bout de ses actes par un don de soi pour devenir ? Et trouver dans ce sacrifice sa rédemption ?
Antoine de Saint Exupéry lanceur d’alerte
Dans la divine comédie, Dante visite l‘enfer et le purgatoire avec le poète Virgile comme guide pour nous faire comprendre que les épreuves que nous traversons ne peuvent être supportables qu’avec de la poésie. C’est donc Virgile qui conduit Dante au Paradis où il est reçu par Béatrice qui symbolise l’amour. La poésie est le chemin qui conduit à l’amour et c’est pourquoi sans doute que Saint Exupéry écrira dans ses carnets « je crois tellement à la vérité de la poésie ».
Pour Saint Exupéry, c’est par la poésie que la réalité donne à voir ce qui est invisible pour les yeux et c’est la poésie qui lui permet d’être explicite et en même temps d’être dans l’indicible et l’ineffable. Il ouvre les lignes de la conscience et nous avertit des dangers quand l’homme s’égare dans la matérialité et se vide de sa substance :
« Ne comprenez-vous pas que quelque part nous avons fait fausse route ? La termitière humaine est plus riche qu’auparavant, nous disposons de plus de biens et de loisirs, et, cependant quelque chose d’essentiel nous manque que nous savons mal définir. Nous nous sentons moins hommes, nous avons perdu quelque part de mystérieuses prérogatives … on a cru que, pour nous grandir, il suffisait de nous vêtir, de nous nourrir, de répondre à tous nos besoins… On nous enrichit mieux qu’autrefois des conquêtes de notre raison, mais il se fait une piètre idée de la culture de l’esprit, celui qui croit qu’elle repose sur la connaissance des formules, sur la mémoire des résultats acquis.
Des dieux trop oubliés
Pour Saint Exupéry, la patrie intérieure de l’homme est en danger car il renonce à la vie de l’esprit et au bon usage de son intelligence qui ne vaut qu’au service de l’amour. Notre époque – par l’uniformisation des cultures, la mécanisation, la robotisation, l’accélération du temps, l’individualisme – est en voie de détruire les silences qui nourrissaient les méditations de l’homme. C’est pourquoi il lui a écrit cet hymne au silence : « Silence de l’homme qui s’accoude et qui réfléchit… Silence des pensées qui préparent leurs ailes car il est mauvais que tu t’agites dans ton esprit et dans ton cœur. »
Saint Exupéry se fait le gardien et le protecteur du sanctuaire intérieur de l’homme et c’est pourquoi il a toujours honoré pour l’homme, comme des dieux trop oubliés, le silence et la lenteur. Seul compte pour l’homme le sens des choses car alors tout s’ouvre sur plus vaste que soi. Tout devient chemin, route et fenêtre sur autre chose que soi-même.
Dans une lettre au Général Chambe, il précise : « J’ai écrit avec passion Terre des Hommes pour dire à ma génération : vous êtes habitants d’une même planète, passagers d’un même navire » et dans une autre lettre à Pierre Chevrier (Nelly de Vogüé) : « j’ai écrit Citadelle, dans l’espoir de transmettre l’enseignement que j’avais lentement acquis et montrer quelles valeurs il fallait préserver vivantes pour gagner les vraies richesses » car « je ne connais qu’une vérité qui est la vie … et l’homme est celui qui porte en soi plus grand que lui ». Mais Saint Exupéry nous prévient que pour se développer et s’épanouir, l’homme doit se dépasser et utiliser toutes les ressources de son âme pour s’accomplir. Nous devons prendre conscience de nous et de l’univers et jeter des passerelles dans la nuit.
Saint Exupéry intercesseur entre le matériel et le spirituel
Saint Exupéry a foi dans la parole car elle doit tracer son chemin de vérité pour nous convertir. Saint Exupéry veut nous changer par son écriture comme son expérience et sa vie l’ont changé pour lui permettre de créer ce mouvement avec lequel il tente de rejoindre l’absolu. Chacun de nous, avons à nous éveiller à cette grandeur pour trouver notre propre chemin de vérité et accéder à la contemplation qui nous transforme en semence afin de retrouver en nous la source pure de notre inspiration… Celle peut être de notre enfance comme il a trouvé la sienne pour écrire le Petit Prince. Alors plus que jamais l’enfant est celui qui te prend la main pour t’enseigner. C’est en cela que Saint Exupéry est plus qu’un guide et devient à ce moment là un intercesseur entre la dimension matérielle de l’homme et sa dimension spirituelle. A ce moment là, il voudrait faire pleuvoir sur l’homme quelque chose qui ressemble à un chant grégorien car on ne peut plus vivre sans poésie, couleur, ni amour.
Le destin de l’Homme est de s’élever
Saint Exupéry insiste encore et encore et nous rappelle qu’il n’est point d’amnistie divine qui nous épargne de devenir. Et vous n’avez droit – précise-t-il – d’éviter un effort qu’au nom d’un autre effort car vous devez grandir. Je te construis et je t’élève. C’est pourquoi je dis qu’importe d’abord, dans la construction d’un homme, non de l’instruire, ce qui est vain, s’il n’est qu’un livre en marche, mais de l’élever et de le conduire aux étages où ne sont plus les choses mais les visages nés du nœud divin qui noue les choses.
Le seul progrès est le développement de l’homme
Devenir plus humain mais aussi plus humble. Saint Exupéry nous explique que l’on ne comprend pas l’avenir, on le fonde car il est déjà assez difficile de penser le présent. C’est en fait la seule démarche qui ait un sens, car les équations vers l’avenir sont indéchiffrables. La plupart des problèmes sont simples si l’on ne déclenche pas d’abord cette démarche critique de l’intelligence. On appelle ça l’instinct. On pourrait appeler ça plus simplement la vie. Si on place l’homme dans sa responsabilité avec ses avantages et ses risques, on sollicite son pouvoir créateur pour faire face à toutes les complexités. Et si tout dépend de l’homme, il triomphera. Et Saint Exupéry de conclure qu’il faudra bien un jour se décider à compter sur la volonté – sur la pente intérieure plutôt que sur la résolution impossible d’équations inextricables. Alors nous serons heureux d’être tirés hors de nous-mêmes, développés à notre mesure.
C’est l’homme qui est en jeu, il faut créer la pente
L’homme se penche là où il se sent sollicité, là où il est employé à bâtir. Car c’est l’homme qui est en jeu, non l’histoire de l’homme. Dans la vie il n’y a pas de solutions. Il y a des forces en marche, il faut les créer et les solutions suivent. Ce qui est vivant bouscule tout pour vivre et crée pour vivre, ses propres lois car c’est la pente naturelle des événements. Quand on réclamait à Rivière dans Vol de nuit des solutions parfaites qui écarteraient tous les risques : « C’est l’expérience qui dégagera les lois » répondait-il, la connaissance des lois ne précède jamais l’expérience.
Avancer d’erreur en erreur vers la création
L’issue finale n’est jamais certaine, il faut avancer et d’erreur en erreur trouver l’ouverture. Si on attend d’être prêt pour entreprendre, on ne fait jamais rien. Il nous faut prendre des risques et chercher son chemin en marchant, s’attendre à l’inattendu, se confronter à l’obstacle et s’habituer à avancer car la démarche et la direction de la marche sont plus importantes que la destination. On n’arrive jamais nulle part que dans la mort. Il faut être vivant et avancer car l’action nous délivre de la mort.
Quel homme va naître
Que nous importent les doctrines politiques qui prétendent épanouir les Hommes, si nous ne connaissons d’abord quel type d’hommes elles épanouiront, Qui va naître? Nous avons instruit et nous n’avons pas éduqué les hommes, comme s’il nous paraissait naturel d’être un homme, Que savons nous sinon qu’il est des conditions naturelles qui nous fertilisent ? Où loge la vérité d’un homme…. Je me suis trompé si j’ai paru vous engager à admirer d’abord les hommes. Ce qui est admirable c’est le terrain qui les a fondés.
Un goût d’éternité
Saint Exupéry a éprouvé la fragilité de notre civilisation et de la présence humaine dans un univers hostile : on oublie ici que la vie, comme ailleurs est un luxe, et qu’il n’est nulle part de terre bien profonde sous les pas des hommes. D’où les hommes tirent-ils ce goût d’éternité, hasardés comme ils sont sur une lave encore tiède, et déjà menacés par des sables futurs, menacés par les neiges ? Leurs civilisations ne sont que fragiles dorures : un volcan les efface, une mer nouvelle, un vent de sable.
L’heure du danger, l’heure de la solidarité
Le Covid-19 nous a menacés, plongés dans l’angoisse et la peur et nous nous sommes inquiétés les uns des autres. Nous nous sommes centrés sur des questions essentielles : Vivre avec quelle valeur ? Qu’est-ce qui donne de la valeur et du sens à ma vie ? Qu’est-ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Nous avons ressenti la nécessité de nous unir pour nous soutenir. Le danger nous a interpellés sur l’opportunité de changer nos modes de vie. Saint Exupéry aussi dans son affrontement avec la nature a repensé les rapports de l’homme avec l’homme et avec l’univers et éprouvé le besoin de plus de solidarité : On chemine longtemps côte à côte, enfermé dans son propre silence, ou bien l’on échange des mots qui ne transportent plus rien. Mais voici l’heure du danger. Alors on s’épaule l’un à l’autre. On découvre que l’on appartient à la même communauté. On s’élargit par la découverte d’autres consciences. On se regarde avec un grand sourire. On est semblable à ce prisonnier délivré qui s’émerveille de l’immensité de la mer.
Citadelle est une demeure spirituelle
Citadelle je te bâtirai dans le cœur des hommes. Mais avant de la bâtir dans le cœur des hommes, il a construit cette Citadelle dans un livre en choisissant chaque mot, chaque image comme l’architecte choisissait chaque pierre de la cathédrale pour enfermer le silence. Silence des mots, silence des sens, silence du cœur, silence des pensées, silence du désert, silence de la mer, silence du ciel, silence des hommes, silence de dieu. Car l’amour est avant tout audience dans le silence, car aimer c’est contempler. Citadelle est un livre navire gréé pour l’éternité pour renouer l’homme à la spiritualité. En ce sens, Saint Exupéry est un écrivain de la célébration et de l’enchantement des liens et veut faire entendre le chant de sa vie intérieure. Un écrivain de la compassion qui sait reconnaître dans le regard de l’homme le miroir du ciel. Saint Exupéry est toujours à la frontière du mystère, de quelque chose de nouveau à découvrir et à nous faire partager avec un langage plein de foi et de ferveur et cette grâce de changer les mots en silence.
On ne bâtit pas la citadelle avec des matériaux mais on absorbe les matériaux dans la Citadelle car l’ordre véritable est le mouvement du cœur de l’architecte. Car la vérité doit être nue, secrète et visible pour être découverte par tous. Le son des mots de Citadelle n’est pas fait de la possession mais du désir, ni de la certitude mais de la recherche. Chacun devient sentinelle de l’empire et quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort.
Et s’il y avait un résumé de la pensée de Saint Exupéry en lien avec les événements que nous traversons, nous pourrions dire qu’il y a de la beauté dans le mouvement mais aussi dans l’immobilité, dans la stabilité du patrimoine car il faut du repos pour faire l’âme. « Ce matin j’ai taillé mes rosiers », tels sont les derniers mots de Citadelle comme pour évoquer que le jardin est un lieu où la lumière est la plus manifeste car le parfum d’une rose c’est un mélange de souffle et de lumière.
Une Faim de Lumière
Saint Exupéry s’envole pour sa dernière mission le 31 juillet 1944 en laissant une lettre à son ami Pierre Dalloz où il écrivait dans la dernière phrase « Moi j’étais fait pour être jardinier ». Cette étonnante similitude avec les derniers mots de Citadelle montre à quel point sa vie rejoint et dépasse ses écrits. ‘’La vie se contredit tant, … mais durer, mais créer, échanger son corps périssable ‘’
Il savait bien qu’en partant pour ce vol de reconnaissance vers la France, qu’il avait utilisé toute ses chances et joué tous ses jokers après les accidents du Bourget, de Saint Raphaël, du Guatemala , du désert de Lybie et après son vol miraculeux sur Arras. Il savait bien qu’un nouveau miracle ne se reproduirait pas.« Il jugea bien que c’était un piège : on voit trois étoiles dans un trou, on monte, ensuite on ne peut plus descendre, on reste là à mordre les étoiles… mais sa faim de lumière était telle qu’il monta ». Alors Saint Exupéry monta vers les étoiles, en nous laissant une Citadelle à habiter pour agrandir le cœur des hommes
Abel SEVELLEC