L’interview de Philippe Dessertine dans les échos du 21 septembre souligne la brutalité tous azimuts de notre société, l’exceptionnelle simultanéité des mutations en œuvre dans le monde au niveau climatique, politique et économique. Face à ces transformations, il regrette nos limites à innover, notre manque d’audace, notre conformisme et notre faible capacité de rupture. Rien que cela.
Son analyse des évènements le conduit à formuler des hypothèses pour proposer des théories sur l’émergence d’un monde nouveau. Pour cela il met en évidence la nature et les causes des changements ainsi que l’ampleur des transformations en cours qui impactent l’organisation des entreprises et les relations internationales.
Les changements de modèles économiques, d’organisation et de fonctionnement ne suffiront pas à faire face à ces enjeux car il faudra bien descendre concrètement au niveau du terrain pour que chacun comprenne son rôle et son implication dans ce qui constitue un véritable défi existentiel.
Comment chacun d’entre nous peut être sollicité pour construire des liens avec ce nouveau monde en prenant le risque de s’engager malgré la versatilité et les difficultés de la vie ? Comment réunir les conditions de réussite pour changer notre regard, notre culture et donc nos manières d’être et d’agir pour nous mettre en mouvement vers un avenir dans lequel nos destins sont inextricablement liés ?
Il nous faut donc trouver un chemin, une orientation, un état d’esprit et une ferveur pour mobiliser nos forces et notre créativité mais aussi et surtout une profonde inspiration.
Pour cela nous pouvons trouver des repères dans ce qu’écrivait Antoine de Saint Exupéry le 15 juin 1942 pour passer de la pensée au langage et du langage à l’action et affronter chaque jour les obstacles d’une vie dans une vie à accomplir en dehors des voix balisées du conformisme et du ronronnement du court-termisme :
« Nous estimons que la vérité d’aujourd’hui, cette étape de notre ascension, repose sur les contradictions d’hier que l’effort de notre conscience a réussi à surmonter. Mais nous pensons de même que la vérité de demain reposera ainsi sur l’apparente confusion d’aujourd’hui. Nous refusons de faire de l’étape atteinte aujourd’hui une étape définitive. Le bien le plus précieux de l’homme ne nous paraît pas être la qualité de l’auberge où il campe, mais la ferveur et la direction de sa marche »
Ce qui veut dire que nous avons besoin d’un grand dessein et d’une vision de ce que nous voulons devenir et des valeurs que nous devons préserver pour accéder aux vraies richesses qui donnent un sens à la vie et une orientation à nos efforts.
Faire des prévisions à partir seulement de notre compréhension du passé n’a pas de sens car le futur s’inscrit dans une dynamique propre indépendamment des relations de causes à effet. Il y a toujours des ruptures imprévisibles qui bouleversent les données réelles pour remettre en cause nos théories et nos projections.
Les équations du futur sont indéchiffrables, remarquait Saint Exupéry car elles contiennent de trop nombreuses variables et parce que nous devons apprendre à maîtriser nos peurs pour faire face à l’inconnu et à accepter l’inattendu.
Notre avenir et donc notre destin reposent donc essentiellement, comme le démontre l’histoire de l’humanité, sur notre capacité à agir et réagir par des actes créateurs insufflés par une énergie et une foi, mais aussi par la force de l’ambition et la lucidité de l’humilité pour comprendre, apprendre, réapprendre, entreprendre et enfin surprendre. Le pire n’est jamais sûr mais l’inattendu sûrement.
Pour réussir ces changements, il me semble que nous devrons faire preuve d’une force morale et mentale pour mieux vivre ensemble dans un projet qui solliciterait toutes nos ressources intellectuelles mais aussi spirituelles. Nous dépasser pour nous grandir afin d’imaginer une manière de vivre qui soit véritablement la nôtre et dans laquelle nous refusons de subir les événements. Nous devenons ainsi les acteurs d’un changement pour être en capacité de relever les défis qui nous attendent
Aujourd’hui je ne crois pas que la simultanéité des changements climatiques, économiques et géopolitiques soit le privilège de notre époque car l’histoire montre des périodes agitées et notamment lors de la création et de l’épopée de l’aviation de 1918 à 1931 avec les scandales politiques et la faillite de l’aéropostale, la crise de 29, l’élection de Hitler en Allemagne en 1933, l’affaire Stavisky en 1934, la montée du front populaire et la guerre civile espagnole de 1936 en 1939 puis la première guerre mondiale en 1939. De quoi quand même mettre en perspective, la violence politique, les ruptures et les changements considérables liés à la pression des évènements cruels de cette période.
Face à la complexité et au danger, je n’ai jamais cru que l’on pouvait compenser l’angoisse de quelque façon que ce soit mais qu’il fallait l’affronter et l’admettre afin de la vaincre, de la dépasser dans un effort au service d’une ambition collective qui nous enthousiasme et qui nous projette au dehors de nos petites préoccupations individuelles.
L’interdépendance entre les nations et à l’intérieur de chaque nation entre les citoyens n’est acceptable que par notre détermination à nous entraider et donc à nous responsabiliser avec cette ferveur qui donne un sens à nos actions, un but et une vision à notre avenir. C’est à ce prix que l’on pourra dissiper nos peurs et créer cette vitalité au service d’une oeuvre commune qui dépasse la somme de nos intérêts quand cette oeuvre sollicite l’ardeur, mobilise les valeurs et favorise l’engagement de tous et le respect de chacun. C’est cela la véritable bienveillance qui se manifeste concrètement par de la sollicitude mais aussi par la force et la puissance d’une action collective où chacun est reconnu pour sa singularité
C’est pour cela que je ne crois pas non plus que le leadership mondial puisse s’exercer seulement par la force et la puissance économique et militaire d’un pays mais aussi par l’exemplarité et la force d’âme qui rendent l’homme libre et responsable. Le leadership de la Chine serait celui de l’impérialisme, de la dictature et de la disparition de notre civilisation avec l’écrasement de l’empire intérieur de l’homme. L’enjeu sera d’être ou de disparaitre dans un combat qu’il nous faudra livrer et qui dépasse largement le seul problème du leadership mondial. Il nous faudra -non nous réinventer- mais nous retrouver, nous réveiller, nous éveiller, nous émerveiller autour des principes et des valeurs que nous voulons conserver pour bâtir la civilisation qui répondra à nos aspirations et à un progrès spirituel et ainsi déterminer ce que nous voulons devenir pour imprégner chaque jour chacune de nos actions.
Dans ces conditions je refuse d’admettre que c’est normal de considérer que nous sommes tous conformistes, que nous manquons d’audace car si nous sollicitons la créativité des hommes, les hommes deviennent créateurs. Or nous avons une société qui cantonne les risques pour mieux les contrôler, pour imposer des normes qui paralysent l’initiative, l’autonomie, la responsabilité, la liberté et la créativité.
Notre société ne sait plus délivrer des vocations faute de savoir ouvrir des perspectives par une vision claire de ce que nous voulons devenir autour des valeurs que nous voulons défendre. Nous n’avons pas le droit de dire -même les intellectuels- que nous manquons d’audace et que le problème réside dans nos limites à innover et dans notre capacité de rupture. Nos véritables limites proviennent surtout de cette incapacité à construire un projet de civilisation de nature à nous enthousiasmer à mobiliser les talents et les motiver pour susciter la ferveur de créer en sachant par ailleurs non seulement instruire les hommes mais aussi les éduquer pour manager le changement et entreprendre les mutations souhaitables.
Dans ce sens, c’est une question de culture et d’éducation de comprendre que le changement est permanent et que la vie nous place toujours dans une période de transition où rien n’est jamais gagné et qui se caractérise par des mouvements et des forces d’évolutions qui nous entrainent à interagir, tester, essayer, échouer, changer, modifier, observer, avancer, progresser. Rien n’est stable ni fixe dans notre univers.
Cet état d’esprit nous conduit enfin à admettre cette évidence que l’on ne change pas les choses d’en haut puisque que la porte du changement s’ouvre de l’intérieur. Le plus difficile c’est de savoir ce qu’il faut changer pour ne pas subir et devenir ainsi acteur du changement. En effet, les véritables transformations s’opèrent, non à partir de grandes théories qui ne pèsent pas suffisamment sur le cœur pour pénétrer les consciences, mais à partir d’un processus de vie qui s’articule essentiellement autour de trois phases de compréhension, d’adhésion et d’appropriation :
1) La compréhension par la phase de décantation intellectuelle après le tapage des idées et des propositions pour y voir clair et favoriser les idées, les créations et les décisions de transformation.
2) L’adhésion par la phase de désintoxication des sensations de résistance et de répulsion liée à la peur et à la douleur de changer pour vibrer sur des énergies positives et une force mentale capables de transformer la pression en motivation par l’adhésion à la grandeur d’un projet. Dit autrement est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? On ne peut pas s’attendre à ce que les personnes trouvent des motivations dans le vide. On travaille mal quand on vit mal.
3) L’appropriation par la phase de contribution au changement car j’identifie mon rôle et ce que l’on attend de moi et je suis motivé pour le faire et c’est là le point de bascule pour devenir un acteur du changement. Chacun prend conscience de sa responsabilité et de ses devoirs et qu’il lui faut d’abord contribuer et donner avant de recevoir pour que tous ensemble nous trouvions les chemins de notre destinée.
Créer de la valeur c’est placer l’homme au centre de l’entreprise afin de placer l’entreprise au centre de la compétitivité. On ne dessine pas le monde pour le vivre, on le vit pour le construire afin de créer de la valeur avec quand même les yeux rivés sur le compte de résultat pour évaluer les conséquences de ses choix et de ses décisions.
J’imagine mal en effet les banquiers faire crédit à une entreprise pour investir quand elle leur expliquera cette nouvelle théorie qu’il n’est pas très grave de faire des pertes chaque année car sa valeur dépend essentiellement de l’excellence de son bilan carbone et de l’augmentation du nombre de ses clients.
Ce qui est vrai par contre, c’est que ce sont les actifs immatériels qui génèrent 80 % de la valeur de l’entreprise (Image, modèle d’activité, portefeuilles de compétences) et qui augmentent ses performances et sa capacité de différenciation. Avec son positionnement stratégique et la synergie entre l’image de l’entreprise, les attributs des produits et services ainsi que la façon dont elle organise ses relations avec les clients, l’entreprise doit générer suffisamment de performance et de résultats pour prendre en compte les impacts de son activité sur l’environnement et en assurer le financement.
On surestime toujours ce que l’on peut faire en un an et on sous-estime ce que l’on peut faire en 3 ans et ce n’est pas puisque on est pressé que l’on peut faire les choses plus vite. La complexité et le niveau des enjeux exigeront toujours le temps nécessaire plus ou moins long. En ce sens il est prématuré de dire que l’Allemagne a résolu ses problèmes d’énergie en 3 mois. Attendons l’hiver pour attendre la confirmation qu’elle est parvenue à diversifier ses sources d’énergie par rapport à la Russie grâce notamment à la solidarité Européenne pour estimer sa situation au seuil de l’hiver 2023. C’est quand la marée se retire que l’on se rend compte si le Roi nageait nu car les meilleures théories sont à l’évidence celles qui marchent
Pour ce qui concerne le télétravail il serait illusoire d’affirmer aussi que tout a été réglé en 15 jours car de nombreuses préoccupations demeurent dans l’organisation et le management des entreprises : repli sur soi, esprit d’entreprise, ouverture aux autres et capacité des salariés à réagir ensemble pour apporter des réponses à l’inattendu et à l’inconnu. Nous voyons par exemple que nous n’avons pas fini d’évaluer les conséquences des leçons des 35 heures en termes d’organisation et d’état d’esprit car il faut toujours convaincre les salariés que le travail n’est pas une punition mais une opportunité de s’accomplir dans une vie à accomplir. Pour cela il faut des réponses adaptées à chaque entreprise et un management du sens pour mobiliser et organiser les compétences et les énergies mais aussi les motivations.
Je ne crois pas enfin que l’inflation nous oblige à accélérer le temps mais à mieux réfléchir pour décider de nos investissements. Dans un monde qui s’agite, il s’agit de prendre son temps pour gagner du temps en évitant les gaspillages et de refaire ce que nous avons mal fait dans la précipitation. Des frais de fonctionnement superflus, des investissements mal choisis peuvent devenir dangereux. En France la centralisation illustre parfaitement cette situation par la multiplication des niveaux de décisions des institutions et le flou des périmètres de responsabilité qui en découle. Le fonctionnement de l’état nourrit ainsi l’inflation des coûts inutiles, entretient l’inefficacité et paralyse la créativité et les initiatives en devenant rigide par manque de fluidité, et d’agilité. Il ne sert à rien de lutter contre le temps car il s’agit de vivre mieux le présent, pour qu’il devienne un temps d’avenir. En période d’inflation un euro aujourd’hui vaut plus qu’un euro demain et il convient d’évaluer la façon de mieux l’investir et donc de prendre le temps de peaufiner notre réflexion afin d’améliorer les organisations pour disposer au bon moment, de la bonne compétence, de la bonne information, au bon endroit. Vivre le présent, le partager, l’investir dans un processus de vie pour que l’avenir émerge d’un mouvement créatif répété chaque jour avec le même élan et la même puissance. Faire que le présent soit un lieu de communion, d’échange, d’intégration, de création, d’action et de transmission pour que le passé et le futur se rencontrent pour faire naître une destinée à la mesure de nos attentes et aspirations.
En conclusion, Il ne s’agit pas de se réinventer mais de se réveiller, de s’étonner, de s’éprouver, de se questionner, de s’émerveiller pour se transformer et progresser vers l’excellence avec la ferveur qui chasse l’angoisse. Nous avons besoin plus de recherche que de certitude et d’envie plus que de possession.
Nous avons à nous dépasser si nous voulons saisir les opportunités pour réussir le changement. Pour cela nous devons nous rappeler que nous ne pouvons franchir les obstacles que par rapport à un objectif commun et des règles communes de réflexion à partager pour éviter de nous laisser intoxiquer par la désinvolture des apparences et la vanité des raisonnements. Nous avons non à parcourir les espaces mais à habiter le temps pour passer du réflexe à la réflexion avec une nouvelle façon de penser et de réfléchir :
1° Un raisonnement ne se substitue pas à la réflexion
2° Être dans le questionnement et non la justification
2° L’intelligence ne doit pas exclure le bon sens
3° L’analyse ne doit pas gêner l’action
4° Préserver la simplicité dans un monde de complexité en cherchant à entrainer par une vision claire de ce que nous voulons devenir et faire
5° Favoriser l’autonomie et l’esprit novateur
6° Allier souplesse et méthode mais ne pas confondre raideur et rigueur
7° mobiliser autour de valeurs clés
8° Fonder la performance sur la motivation
Nous aurons le destin que nous désirons si nous nous croyons être en capacité de faire face à nos craintes et à nos peurs et de les dominer. Nous trouverons de nouvelles perspectives si nous savons percevoir dans les difficultés d’aujourd’hui de nouvelles opportunités et que pour cela nous savons reculer nos limites et nous dépasser dans un effort collectif et solidaire.
Si nous savons être plus humains afin que l’homme ne se détourne pas de lui et donc de la nature avec les enjeux climatiques et géopolitiques.
La liberté de penser et d’agir n’est pas la recherche d’un confort pour se mettre à l’abri des transformations que nous devons opérer sur nous-mêmes dans nos manières d’être et de vivre ensemble. La liberté dans notre civilisation doit être vécue comme un risque et non comme une rente.
Rien ne nous sera donné, rien ne sera définitivement acquis car nous devrons marcher sans nous arrêter dans la nuit de nos doutes pour voir les premières clartés d’un nouveau jour dans lequel nous oserons devenir nous-mêmes avec la foi dans la vie et le désir d’un meilleur avenir à construire.
Abel SEVELLEC